Musique aussi controversée qu’adulée, le heavy metal ne connaît pas la crise: on aura pu le constater encore l’été dernier, au vu du succès remporté par les festivals européens de musiques extrêmes. Le Hellfest, d’ores et déjà complet, tient désormais tête aux Vieilles Charrues pour la place tant disputée de plus gros événement musical de France, tandis que le Wacken, festival allemand mondialement reconnu, s’est depuis longtemps imposé comme l’événement mondial majeur des estivants métalleux. Dans de nombreux esprits, la scène metal est pourtant vécue tantôt comme une musique trop spirituelle pour être abordable, tantôt comme une culture strictement underground n’attirant que quelques jeunes fanfarons en mal de sensations fortes. Sans fournir d’explication toute faite à ce flagrant déni de réalité, on peut supposer que certains ne s’intéressent pas aux musiques extrêmes parce qu’ils les jugent inaccessibles, d’autres parce qu’ils les jugent vulgaires, ce qui revient à faire du heavy metal une musique soit élitiste, soit populaire.
Le heavy metal est une « grande musique »
À bien des égards, les musiques extrêmes représentent un palier important dans la carrière des mélomanes qui se donnent la peine de diversifier leurs goûts musicaux. Dans le documentaire « Metal: a headbanger’s journey » sorti en 2006, l’anthropologue Sam Dunn dépeint ces styles musicaux comme difficiles d’accès, hermétiques à l’auditeur que l’on pourrait appeler non-initié, ce qui fait que leur approche nécessite un effort. En effet, il est nécessaire d’une part de rappeler que l’appellation « metal » regroupe un grand nombre de réalités musicales différentes, mais aussi que ces différents styles se caractérisent presque tous par une apparente complexité de forme et un son violent. Dans ces conditions, le néophyte aura tôt fait de se détourner d’un style qu’il peut juger terrifiant, bruitiste, à mille lieues de l’idée qu’il pourrait se faire de la musique : certains genres de metal peuvent effectivement apparaître comme des forteresses imprenables, à l’exemple du death metal et du black metal. Mais bien mal lui en prendrait, car il raterait alors l’occasion de découvrir une certaine idée de la virtuosité qui peut rappeler, à certains égards, l’esprit de la musique dite classique. Cela est tout à fait prégnant dans certaines scènes, comme par exemple le metal symphonique ou le power metal, ces styles fourmillant de formations jouant une musique épique et puissante dite « néo-classique ». Le cas du guitariste suédois Yngwie Malsteen, qui a influencé de nombreux groupes de part le monde, illustre parfaitement cette tendance. Outre le fait que ce musicien n’a pas hésité à s’inspirer de compositeurs tels que Vivaldi, il a également, durant les années 1980, fondé un style qui a fait des petits. Des formations power metal plus récentes comme Dragonforce et Rhapsody of Fire n’ont pas hésité, à sa suite, à construire leurs propres « opéras metal », et le metal symphonique commence à attirer l’attention de chercheurs comme Mei-Ra Saint-Laurent, qui a récemment publié un article présentant les ressemblances entre le groupe Therion et Richard Wagner.
Cependant, la meilleure traduction heavy de ce qu’a pu être le classique reste Iron Maiden, qui a su créer une musique totalement nouvelle en son temps, désormais adoubée par toutes les scènes extrêmes, vue souvent comme kitsch par les non-adeptes. Citons également le cas du black metal, courant musical qui se veut au départ primitif, bestial et iconoclaste, bien vite traversé par des influences grandiloquentes et symphonique venues de siècles passés. Ce genre agressif tant dans le fond que dans la forme a dès ses débuts connu un pendant symphonique tendant à se rapprocher d’influences épiques et classiques. Le groupe Emperor, qui reste l’un des plus dignes représentants de cette scène, a ainsi consacré les années 1990 à bâtir des montagnes sonores d’apparence infranchissables, délivrant une rare beauté pour qui sait en percevoir les subtilités, avant de laisser son chanteur Ihsahn hériter seul de la tâche avec brio.
Le traitement médiatique: prévention ou condescendance
Les exemples du « neo classical metal » et du black metal montrent toutefois que l’influence de la musique dite classique ne s’exprime pas de la même manière dans tous les genres de metal, ce qui confirme une fois de plus qu’il serait malvenu de parler des musiques extrêmes comme une scène monolithique. Cette complexité peut alors créer deux réactions chez l’auditeur, qui peut être passionné par cet aspect et va chercher à en identifier les nuances, ou au contraire être rebuté par ces nombreuses chapelles et par l’esprit élitiste de certaines d’entre elles. Si le caractère profondément individualiste et nietzschéen de nombreux courants metal est une évidence, il faut noter que les médias généralistes français n’ont jamais vraiment aidé à la compréhension de ce mouvement par ceux qui n’y participent pas, préférant une constance dans le traditionnel amalgame “metal=satanisme” qui a longtemps desservi cette musique et ses fans. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de minimiser les horreurs qui auraient pu être perpétrés par des fous dangereux appartenant certes à cette scène, mais d’indiquer une tendance médiatique. Arrivé en France à la faveur de la polémique américaine autour de l’artiste Marilyn Manson au milieu de la décennie 1990, ce fameux marronnier a été utilisé des années durant, sans aucun scrupule par l’ensemble de la communauté médiatique, assimilant une communauté entière de fans de musique à des profanateurs de tombes ou à de dangereux meurtriers en puissance. Si ce systématique argument est sans aucun doute plus vendeur qu’une approche mélomane, il contribue à la mauvaise image d’un style qui n’a, en France, quasiment que le Hellfest pour lui attirer la sympathie des masses.
En effet, cet imposant festival jouit maintenant d’une bonne réputation, car de nombreux reportages présentant son public comme de mignons doux-dingues ont passé l’éponge sur la réputation que lui avaient faite quelques politiciens écervelés. Ainsi naquit chez nous un autre mythe, celui du métalleux vu comme « hippie-habillé-en-noir ». Autrement dit, dans la tête des néophytes, la caricature d’un jeune – niais, de préférence – polluant inexplicablement ses oreilles avec une musique qui leur semble ne pas en être une, passant son temps à boire et ne rechignant jamais à se faire filmer déculotté par les grands reporters du Petit Journal.
Le traitement médiatique de la culture hard rock et heavy apparaît donc clairement tantôt comme condescendant, au mieux, tantôt comme alarmiste, au pire. Si certaines émissions lui ont récemment fait honneur – à l’instar de Tracks qui a consacré quelques thémas à des groupes de metal comme Arch Enemy – ces deux précédentes caricatures témoignent de la méconnaissance généralisée de cette scène et de ses acteurs et de la tiédeur de nos médias à vouloir la présenter comme une scène normale. On peut alors se demander pourquoi, malgré leur élitisme apparent et les caricatures qui en sont faites, les musiques extrêmes remportent un si grand succès.
Folklore, culture populaire et concerts
Il n’est pas étonnant que Tracks soit la seule émission à parler à peu près correctement de la culture heavy metal, son point d’honneur étant de s’efforcer à représenter tous les mouvements musicaux sous-culturels. Rappelons qu’une sous-culture se définit comme étant une culture partagée par une communauté en semi-rupture avec une ou plusieurs cultures plus larges auxquelles elle appartient : dans cette perspective, le heavy metal est bien une sous-culture, en tant que genre musical minoritaire et traversé par des influences qui lui sont propres, tout en restant connecté à d’autres influences parfois plus mainstream. La question n’est d’ailleurs pas de rattacher plus particulièrement le metal à ses influences classiques, rock ou jazz: ses racines se trouvent, il est vrai , dans le blues, mais il a vite été assailli de toutes ces influences. Le genre nous a montré plus d’une fois qu’il était perméable, à travers les aventures musicales d’artistes jazz-death comme Cynic et Trepalium, ou les refrains poppy de Ghost, pour ne citer qu’eux. Il possède néanmoins des traits communs à quasiment tous les sous-genres qui en dérivent, au regard des techniques sonores employées (la guitare saturée, par exemple) de son esthétique, de ses valeurs et de la ritualisation de ses espaces d’expression, comme le concert.
En cela, le heavy metal est non seulement une sous-culture, mais aussi une véritable musique populaire, de part sa perméabilité et la multitude de ses formes. Dès le départ, si cette musique s’est forgée la réputation que l’on connait, c’est aussi parce que ses acteurs ont su ré-exploiter les références populaires qui les hantaient ou les fascinaient dans leur jeunesse, et qui fascinent encore des générations de jeunes et de moins jeunes. La plupart des groupes, cherchant sans cesse à personnifier, à donner une identité à leur musique, utilisent des images fortes issues de la littérature, du cinéma, du jeu vidéo, ciblent l’imaginaire de leurs fans potentiels pour mieux les conquérir. Certaines formations, comme le groupe de death metal Bolt Thrower, poussent même le vice jusqu’à emprunter la typographie du logo d’une célèbre enseigne de jeux de rôle. Plus classiquement, on peut évoquer l’exemple de Alice Cooper qui, bien avant Marilyn Manson, mobilise un univers esthétique volontairement glauque, inspiré du Grand Guignol et des films d’horreur. Ces genres artistiques, venus respectivement du théâtre et du cinéma, qui sont à cette époque fortement dénigrés, trouvent une seconde jeunesse et une nouvelle expression grâce à leur recyclage dans l’imagerie metal. Dans les années 1980, les membres de Manowar se taillent une réputation dans le roc en exhibant leurs muscles, leurs moeurs machistes et leur imagerie tout droit sortie du célèbre film Conan le Barbare (J. Milius,1982), revendiquant leur paternité sur la scène « true metal ».
De la même manière, on constate que les textes de nombreuses chansons font référence explicitement à des oeuvres littéraires célèbres, ces dernières étant parfois même une des motivations premières à fonder un groupe. Là encore, les hardeux ne choisissent que très peu d’auteurs classiques – Shakespeare, Poe mis à part – mais se tournent plutôt volontairement vers les domaines de la science-fiction, de l’épouvante et de la fantasy, courants littéraires mineurs et éminemment populaires. Sont couramment cités comme sources d’influence, pèle-mêle, J.R.R. Tolkien, H.P. Lovecraft, Edgar A. Poe ou encore Bram Stocker, influences autour desquelles de grandes carrières se sont montées, l’exemple le plus célèbre étant bien sûr le groupe Metallica qui rend hommage au torturé Lovecraft dans son titre « The call of Ktulu ». On constate d’ailleurs que ce phénomène prend une importance démesurée dans certains cas, puisque certaines formations monomaniaques choisissent de ne parler que d’univers parallèles existants uniquement sur papier et parfois sur écran, à l’instar des autrichiens de Summoning qui jouent des chansons épiques dont les paroles évoquent toujours des actions se déroulant dans la célèbre Terre du Milieu imaginée par L
Les musiques extrêmes constituent donc un mouvement ancré dans la fiction et le rêve, ce qui explique sans doute la proximité de cette scène avec les communautés geek, qui partagent avec elle de nombreuses références culturelles.
Pour autant, l’existence d’une scène folk metal, qui joue une musique basée sur le folklore musical traditionnel de certains pays, appuyée par des textes bourrés de références historiques, atteste de l’ancrage du heavy metal dans les réalités folkloriques, mythologiques, et parfois historiques de certaines contrées du monde. Cette musique résolument metal, agrémentée d’airs traditionnels et populaires et née dans les pays scandinaves à la fin des années 1980 sous l’impulsion de groupes comme Bathory, est souvent très mélodique et peut attirer un public assez large. En effet, l’aspect populaire de ce style réside en son recyclage de chansons issues du patrimoine mondial, car si le penchant « identitaire » de cette musique est indéniable, il n’est pas un frein à la popularité mondiale de formations comme Ensiferum (Suède), Orphaned Land (Israël) ou Eluveitie (Suisse). Ce phénomène, remarquablement analysé dans le documentaire Global Metal de Sam Dunn (2008), atteste d’un genre musical désormais mondialisé et adaptable à l’infini, ce qui prouve que la culture heavy metal est finalement une des composantes de ce que l’on appelle la « culture de masse ». L’originalité réside dans le fait que les fans du monde entier ont désormais accès, grâce à Internet, à un répertoire musical mondial assez large dont la médiation s’effectue par le biais des musiques extrêmes. Cela explique sans doute de façon assez large le succès international des musiciens de la scène qui, à coup d’influences populaires et d’images fortes, parviennent à donner envie à l’auditeur de dépasser sa défiance vis à vis du death metal, du black metal ou du djent. On peut donc aussi décrire le folk metal comme une musique médiatrice, car elle reprend des airs folkloriques connus pour sensibiliser l’oreille à une musique plus brutale. A signaler tout de même que ce genre ne rencontre que peu d’adhésion chez les puristes de la première heure, qui parlent de « métal pouêt-pouêt » et aiment à se moquer des tenues kitschissimes des membres de certains de ces groupes.
Finalement, le problème, lorsque l’on parle de heavy metal, reste toujours le même: comment faire pour réussir à parler des musiques extrêmes dans leur ensemble, aussi hétérogène et plurielle que soit la scène? Parle-t-on tous bien de la même musique, seulement? Quel point commun entre un groupe de power et un groupe de black metal, par exemple? Si cette tentative d’y voir un peu plus clair sur l’aspect élitiste et/ou populaire du metal est ici étayée par un name-dropping, il est vrai, assez faramineux, c’est en partie pour démontrer que des tendances esthétiques, musicales et culturelles semblables transcendent une scène qui englobe pourtant des styles qui sont aux antipodes les uns des autres. L’essence de la musique metal semble en fin de compte résider dans la capacité de ses activistes à puiser dans les mêmes influences, à utiliser les mêmes instruments de musique, à partager un état d’esprit qui est relativement le même partout. Le noeud de notre problème de départ se trouve sans doute dans le comportement des fans qui peuvent donner à voir l’image d’une musique élitiste ou ouverte, selon leur humeur et leurs croyances, puisque le métalleux est généralement le « premier média » du heavy metal. Il revient aux adeptes du metal de faire le choix individuel de populariser ou de confisquer leur passion. Au risque, dans les deux cas, de subir la caricature médiatique.
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