« Mars » de Fritz Zorn, le cancer au bout de la plume

///« Mars » de Fritz Zorn, le cancer au bout de la plume

Qui se souvient de Mars, livre autobiographique écrit au milieu des années 1970 par Fritz Angst, professeur allemand ayant pour pseudonyme Fritz Zorn ? En apparence, pas grand monde, mais les lecteurs qu’il a marqués dans leur chair sont nombreux, ce qui confère à l’ouvrage sa dimension culte, à la manière du premier album du Velvet Underground sur le créneau du rock n’roll. Le cancer, plus grand fléau de notre temps, y est dépeint comme une maladie véhiculée par un mode de vie, celui de la bourgeoisie, qui en serait à la fois producteur et victime. Malgré un style froid comme la pierre hivernale, ce testament littéraire, seul ouvrage d’un auteur qui fut malheureux toute sa vie, résonne toujours comme un cri d’alarme.

Le cancer est la Grande Faucheuse du XXI° siècle : selon l’Organisation mondiale de la santé, plus de huit millions cinq-cent mille personnes succombent à l’une de ses nombreuses déclinaisons chaque année : cela représente un sixième des cas de décès prématurés à l’échelle de la planète. S’il sera ici davantage question de littérature que de science, il semble important d’insister sur ce point.

« Z » est mort d’une tumeur maligne à une époque à laquelle le cancer faisait des ravages en Europe. Avant de partir, il décida de consacrer quelques mois à l’écriture d’un livre-témoignage dans lequel il condensa une rage de vivre parvenue sur le tard, avec toute la terrible lucidité qui s’abattit sur lui. Il mit en mots la tristesse qui accompagna sa lente agonie, mais plus important, encore, il tenta d’expliquer le cheminement intellectuel et moral qui l’amena à connaître cette agonie.

Aux sources du cancer, la dépression

« Avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma si peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’aie jamais faite, c’est d’attraper le cancer »

Mars, qui fut publié quelques mois après le dernier souffle de Fritz Zorn, fonctionne comme une para-médecine littéraire, puisant davantage dans la mystique personnelle de son auteur que dans les protocoles scientifiques. Le cancer y est avant tout analysé comme un état d’esprit inculqué par la société bourgeoise de l’époque, mais aussi par les institutions que sont la religion et la famille. La première partie de l’oeuvre, Mars en exil, qui court sur 200 pages, fait état de cette « éducation à mort » qui peut conduire un homme à contracter la maladie mortelle. L’ennui, l’évitement et la fadeur du quotidien sont dépeints comme les grands moteurs du mal-être qui se développe en même temps que l’adoption des codes de la bienséance :

« Non, en vérité, tout allait bien et même beaucoup trop bien. Je crois que c’est justement cela qui était mauvais: que tout aille toujours trop bien ». […] Dans ma jeunesse, presque tous les petits malheurs et, principalement, tous les problèmes m’ont été épargnés. Il faut que j’exprime cela encore plus précisément : je n’avais jamais de problèmes, je n’avais absolument aucun problème.

Le fait que je me trouvais dans le meilleur des mondes possibles, c’est justement cela qui était mal. »

En insistant sur le monde aseptisé dans lequel il a grandi, l’auteur se livre à une auto-critique qui l’amène à poser des mots et un regard lucide sur le milieu bourgeois de son enfance. Le manque de difficultés connu lors de son parcours, dû en grande partie aux multiples efforts de ses parents pour le maintenir dans un cadre de pensée hors de toute réalité n’a fait que générer plus de névroses. C’est peu ou prou la même thèse qui se dessine dans l’intrigue de la série Breaking Bad de Vince Gilligan, présentant la réaction immédiate d’un professeur de physique-chimie américain qui, face à la maladie, retrouve une soif de vivre oubliée et devient peu à peu un dealer de crystal-meth mondialement renommé. Et même si la conclusion ne pouvait pas être la même, même si le livre de Fritz Zorn tire davantage vers la subjectivité, l’individualisme ou la philosophie que sur le sensationnalisme, des liens existent indubitablement entre les deux œuvres.

Walter Whiter, personnage principal de la série Breaking Bad

Le testament littéraire de Z est aussi un meurtre de tout ce qui a contribué selon lui à son déclin. Il y décline le souvenir des discours qui l’ont bercé, des habitudes qui l’ont traversé, des renoncements qui se sont enchaînés, avec un humour parfois très noir. Cette série d’événements annonce la suite :

« Ces petits souvenirs d’enfance peuvent sans doute paraître insignifiants et ridicules, et je reconnais volontiers qu’en eux-mêmes ils ne signifient pas grand-chose. Mais je suis convaincu que de petites anecdotes de ce genre contiennent en germe la catastrophe qui devait plus tard s’abattre sur moi […] Survivrai-je à cette maladie ? Aujourd’hui, je n’en sais rien. Dans le cas contraire, on pourra dire de moi que j’ai été éduqué à mort. »

C’est donc le conformisme qui est ici vu comme l’agent mortifère amenant lentement vers une fatale dépression, qui elle-même conduit au cancer. L’harmonie, l’absence de conflit, une politesse absolue qui a, au bout du compte, plus à voir avec l’irrespect qu’avec la décence. L’ennui et l’égoïsme sont les valeurs qui ont été inculquées à l’auteur. Le corps et l’esprit ne font qu’un. Toute la thèse du livre est là : la maladie survient par des biais psychologiques.

C’est par convention que la famille de Z l’a maintenu à dessein dans l’ignorance : ainsi, il a toujours évité les problèmes, ne s’est jamais réellement tracassé pour quoi que ce soit, n’a jamais connu d’obstacle sur son chemin. Et c’est par convention qu’il est devenu malheureux puis malade. Durant son parcours, il a évité scrupuleusement le moindre questionnement philosophique qui nourrirait un coeur : il n’a jamais rien su de l’argent, de l’amour, de la religion, de l’art. Il a vécu en dehors du monde, loin des terres nourricières de l’esprit : logiquement, lorsqu’il dresse le portrait de son âme, il ne peut qu’écrire celui d’un monde intérieur flétri.

La frustration immense qui jaillit des pages de Mars a été découverte trop tard, en même temps que la maladie qui l’a révélée : l’ouvrage est la chronique d’une prise de conscience de cette tristesse dévorante. Tant qu’elle n’est pas écrite, la dépression reste souterraine, engloutie. Elle rejaillit des profondeurs par le bout de la plume, tenue par un homme qui n’a pas su utiliser sa liberté, préférant respecter les convenances qu’on lui avait enseignées. « Au cynique les sentiments du prochain paraissent ridicules parce que lui-même n’a plus de sentiment », écrit Fritz Zorn, dans l’ultime regret de n’avoir point su lui-même se défendre du cynisme.

« Sans doute celui qui fait quelque chose se rend-il toujours ridicule aux yeux de celui qui ne fait rien. Celui qui agit peut toujours prêter le flanc; celui qui n’agit pas ne prend même pas ce risque. On pourrait dire que ce qui est vivant est toujours ridicule car seul ce qui est mort ne l’est pas du tout. »

Et c’est un cynisme particulier, découlant d’une trop parfaite harmonie engendrée par l’éducation aseptisée de l’auteur, qui le conduisit sa vie entière à nier son individualité au point de détruire par le feu ses précédentes productions intellectuelles, dans un élan mortifère.

L’éducation bourgeoise, une maladie incurable ?

« Il se trouvait que j’avais déjà remarqué ce qui était « bien » et que j’avais atteint les « choses élevées » ; j’avais déjà compris ce qui était bon ou mauvais. Mes camarades de classe, un peu attardés, en étaient restés au niveau de la « mauvaise » musique, alors que moi je m’étais élevé d’un bond jusqu’aux hauteurs de la bonne ». L’auto-psychanalyse à laquelle se livre Z remonte aux racines de son enfance, époque où fut tissée sa vision du monde. Dans ce court extrait, il s’attaque à sa famille (« ce que je crois, c’est que je ne suis pas moi-même le cancer qui me dévore, c’est ma famille, mon origine, c’est un héritage, en moi, qui me dévore »), et même au bon goût qui lui a très tôt été enseigné, non sans un certain recul.

Fritz Zorn voue aux gémonies la bourgeoisie et son système de valeurs. Il s’attaque premièrement à l’éducation bourgeoise, qu’il voit comme vectrice de dépression. Il en fait même la principale cause de son cancer.

L’éducation bourgeoise aurait induit l’auteur à ne pas se poser de question, en premier lieu sur ses goûts culturels. Il était évident que bien né, il avait très tôt eu accès à la crème de la crème littéraire, musicale et cinématographique, sans avoir besoin de chercher par lui-même, sans passer par diverses formes de sérendipités. Ses passions ne lui étaient pas personnelles, puisqu’elles avaient en quelques sortes été validées par plusieurs générations de bourgeois, bien avant sa naissance. En analysant cet impensé de jeunesse, Fritz Zorn se découvre donc comme un non-être, un continuateur de traditions anciennes qu’il n’a pas choisi, qui lui ont été inculquées. Son « bon goût » n’en est pas un puisqu’il lui a été transmis. Sur le ton de l’évidence, sans difficulté, il s’est « élevé d’un bond », ce qui revient à dire qu’il ne s’est jamais élevé, du moins qu’il n’a jamais eu à prendre le risque de errer dans le mauvais goût, qu’il n’a jamais eu le loisir d’expérimenter, de taquiner la vie et de prendre contact avec d’autres modèles d’existence que le sien. Il ne se l’est tout simplement pas permis.

Ainsi, l’auteur semble nous dire que c’est la pédanterie, ou plutôt l’absence totale de remise en question de sa propre existence qui lui a tenu lieu de culture durant une bonne partie de sa vie. Dans le conflit des Anciens contre les Modernes, ce sont toujours les Anciens qui ont triomphé parce qu’on l’a amené à intérioriser que « les « bons » étaient morts quand les mauvais étaient vivants ». Dans cette même logique, le fait d’appartenir à la classe bourgeoise faisait inévitablement l’un de ses membres quelqu’un de bon, les pauvres étant relégués au rang de « mauvais » portant une souillure éternelle. Pour autant, l’existence du testament littéraire de Fritz Zorn nous donne à voir une personnalité bien plus complexe que ça, donc inévitablement une personne qui a du souffrir intensément de questionnements jamais résolus jusqu’à l’arrivée fatidique d’une maladie créatrice de réponses en même temps que destructrice.

« J’ai essayé de représenter ma situation comme le résultat d’un conflit entre mon individualité et l’esprit bourgeois. […] L’esprit bourgeois, lui non plus, n’est pas seulement le mal et tout ce qui est mal n’est pas bourgeois, mais l’esprit bourgeois a aussi un aspect qui incarne le mal, le mal absolu. Si j’entends également ici l’esprit bourgeois au sens politique, ce n’est pas seulement au sens politique et surtout pas en allant jusqu’à dire qu’il faille absolument préférer tout ce qui est antibourgeois à ce qui est bourgeois. Ce n’est pas parce que la société bourgeoise est tellement noire que, pour autant, la société communiste à tout prix est rose en tout lieu; et ce n’est pas parce que l’Europe est dégénérée que, pour autant, l’allégresse et la joie sans mélange règnent chez les nègres primitifs. Certes, l’Europe est une ruine qui s’émiette à force de culture; mais Idi Amin Dada – en dépit de toute primitivité intacte – n’est pas une alternative attrayante non plus. En Europe, presque tout le monde doit aller chez le psychiatre, mais que les sauvages de la forêt vierge, qui se baladent avec des ronds de la taille d’une assiette dans la lèvre inférieure ou avec des cous de girafe soient, avec leur parure extravagante, tellement naturels et exempts de névroses, je me permets d’en douter. Je ne suis donc pas hostile à l’esprit bourgeois au sens où j’estimerais qu’en dehors du monde zurichois, suisse et européen, par exemple dans les camps de concentration en sibériens ou dans la brousse chez les Cafres zoulous, tout serait beaucoup mieux, mais au sens ou je crois qu’il y a, dans la notion de « bourgeois », quelque chose qui est l’ennemi de tout le monde, et finalement aussi des bourgeois eux-mêmes. »

À plusieurs occasions, l’auteur insiste aussi sur le « calme » régnant dans l’ordre bourgeois. « Du calme ! », lui assène-t-on tous les jours, au cours d’une enfance passée dans un milieu social « correct », « stérile », où l’on n’accepte pas le moindre bruit. Calme au sens propre mais également calme de la bienséance, qui empêche tout questionnement, toute opposition, toute contradiction au nom de la Très Sainte Harmonie, cette harmonie qui a finalement amené la dépression, puis le cancer. Le calme, c’est la mort.

Fritz Zorn affirme ainsi que la classe bourgeoise porte en elle quelque chose de destructeur. Pire que vectrice de cancer, on comprend au fil des pages qu’elle est le Cancer en personne, qui est lui-même un refoulé du Diable. En espagnol, le cri de ralliement de la bourgeoisie pourrait donc être le fameux « ¡ Viva la muerte ! ».

Mars contre le dévoiement religieux

Fritz Zorn sur l’un des seuls clichés connus le représentant

En lisant Mars et ses diatribes très violentes envers la bourgeoisie et sa morale conformiste, on aurait tendance à croire que Fritz Zorn a fini sa vie dans la haine de la religion. On aurait tort pour plusieurs raisons, et ce même si la dernière partie du livre ( Le chevalier, la Mort et le Diable ) n’est pas avare en propositions iconoclastes. L’auteur y fait un bilan désastreux de la manière dont la religion a été comprise et propagée par la classe bourgeoise, qui s’en est servie pour asseoir sa domination morale. Ainsi, «  Dieu est mal parce qu’on est obligés de s’en occuper: mais l’Église est bien parce qu’elle est une chose respectable » et « être pour la forme de l’Église, cela faisait partie du bon ton ; être pour son sens, c’était ridicule ». On voit ici que Z reproche moins à la religion d’exister que de s’être au fil du temps laissée vider de son contenu par des opportunistes désireux d’en faire le réceptacle de toutes leurs mauvaises actions. L’Église décrite par l’auteur est celle, hypocrite, des rites sans fondement, des routines sans signification et des bigots sans principe. La bourgeoisie croyante serait au fond moins dévote face à l’idée de Dieu que face à son instrumentalisation par les pouvoirs temporels, qu’il s’agirait de respecter uniquement par intérêt et par habitude sociale, « pour faire bonne figure ». On nage encore une fois en plein dans le mensonge que Z présente comme l’un des fondements de son cancer. La religion telle qu’elle a été administrée par les hommes est non seulement une hypocrisie, mais elle est aussi pourvoyeuse de tristesse et vectrice de maladies de l’âme qui se transforment en maladies physiques.

C’est la religion en tant qu’outil de contrôle social qui est ici visée, comme le montre cette citation qui fait état des frustrations sexuelles de Z : « La destruction de mes capacités sexuelles est certainement mon plus grand dommage. Mon âme est castrée, je n’ai pas d’impulsions sexuelles, je ne puis éprouver de sentiments sexuels ni pour les femmes ni pour les hommes ». À celle-ci est opposée une idée de la religion débarrassée de Dieu et de ses représentants sur terre, une religion qui serait plus proche d’une mystique en somme, et un adjuvant à la vie.

« Depuis deux mille ans, le mot « amour » n’a cessé d’être profané et traîné dans la boue par la funeste secte qui, aujourd’hui encore, jouit de la réputation d’être la religion principale de ce que l’on appelle l’Occident civilisé, si bien qu’au fond on ne devrait pas du tout s’étonner que, de nos jours, aucun habitant de l’Occident effectivement ne sache plus ce que c’est que l’amour.

[…]

Sans doute considère-t-on aujourd’hui la mort comme une chose peu réjouissante. Toutefois si l’on songe que même aujourd’hui, il y a encore des gens qui se glorifient de mourir pour Dieu, la patrie capitaliste et ses trusts, on ne peut qu’en venir à la conclusion qu’il y a des raisons de mourir plus bêtes que le manque d’amour »

Au seuil de l’éternité, Vincent Van Gogh, 1890

La religion telle que conçue par le milieu social dont vient Z est donc perçue comme castratrice, comme un élément parmi d’autres de la transmission de l’ennui, du malheur et d’une posture passive. Cette morale destructrice, détournée de ses fondements, il l’a endurée durant toute sa jeunesse. C’est elle qui l’a modelé, mais il a bien conscience de l’avoir dans le même temps acceptée. Pour cette raison, il écrit malignement : « De tous les vices, il y en a un qu’il ne faut pas avoir : la patience  ». Le monothéisme chrétien est donc décrit comme une philosophie de vie qui aurait peu à peu dégénéré et se serait transformée en organe de contrôle social laissant place à un désert du coeur.

Cette dernière partie du texte à la forme pamphlétaire ne s’arrête pas en si bon chemin, car Z finit, avec quelque accent nietzschéen, par adresser ses critiques directement à Dieu. Il va même jusqu’à souhaiter sa mort et son remplacement, mais le fait sous une forme quasi-théologique, qu’on pourrait définir comme mystique. Cette forme littéraire et cette adresse directe au Créateur laisse entendre que l’auteur croit toujours en Dieu au moment où il écrit, même s’il le rejette. « Dieu a tout créé, même l’ignoble » dit-il, enjoignant les hommes à se révolter contre cette religion qu’il juge délétère. Mais au cours d’un autre passage, il affirme aussi que « seul le Dieu chrétien ne veut pas mourir et laisser advenir un dieu nouveau et meilleur », supposant par là qu’il puisse exister une meilleure spiritualité que celle qui lui fut imposée.

« Dans la théologie chrétienne l’idée est exprimée que Jésus, constamment, à chaque instant de l’éternité, est cloué sur la croix, et je peux comprendre cette idée, même marquée à nouveau du signe contraire. Je comprends que l’humanité tourmentée cloue constamment Dieu sur la croix, et je sais aussi pourquoi. […] Moi, je suis aussi, je crois, l ‘un de ceux qui constamment crucifient Dieu parce qu’ils le haïssent et veulent qu’il meure constamment »

Les dernières pages de Mars se caractérisent ainsi par une sorte de folie littéraire et mystique teintée de désespoir, qui n’est pas sans rappeler certains monologues dostoïevskiens. Le propos de l’auteur y est explosif, diffus et contradictoire. Il dit en vouloir à Dieu mais regrette en même temps son absence de certaines parties du monde : «  Dieu n’est pas partout. Il y a des domaines où il n’est pas, où il est fini, où il a cessé d’être. […] Dieu n’existe qu’en partie, pour le reste, il est liquidé ». Il manifeste aussi un intérêt pour le Diable, qu’il présente comme un personnage quasiment absent des textes bibliques mais omniprésent dans le réel. « Qu’on en sache si peu sur le Diable signifie sans doute tout bonnement qu’il est très fortement refoulé. Moi, ces « abîmes des ténèbres » m’intéressent » : sa maladie lui apparaît comme émanant directement des fumets de l’Enfer, métaphore ici de la contradiction et de l’esprit critique, un monde qu’il a totalement ignoré durant son existence.

Fritz Zorn manifeste également dans cette troisième partie un vif intérêt pour l’astrologie, et érige le dieu Mars, « le dieu de la guerre, de l’agression » mais aussi celui de « la force créatrice » comme rempart contre la religion dévoyée qu’il a connu. Ici, Mars prend les traits de Satan, ce qui amène à comprendre que la spiritualité de l’auteur à la toute fin de sa vie ressemble à une forme de satanisme : « Maintenant je suis en enfer mais au moins je n’y ai pas « ma tranquillité ». Bien sûr l’enfer est effroyable mais cela vaut la peine d’y être. Camus faisait un pas de plus dans Le mythe de Sisyphe, en affirmant, à propos de Sisyphe en enfer: « Il est heureux » ».

Ces spasmes mystiques qui paraissent insensés à la première lecture ressemblent à une tentative de création d’une théologie inversée, remettant la Bible dans une perspective à la fois humaine et pessimiste, et exprimant les finalités d’une vie spirituelle. Ils sont surtout les derniers souffles d’un homme qui s’éteint, qui a conscience de sa chute, mais qui conserve tout de même un espoir de guérison. Z se déclare « en état de guerre totale », mais revenant à la question de l’enfer, il déclare : « puisque tu es dedans, il faut bien que tu sortes ».

Si Mars est resté culte malgré une relative confidentialité, c’est qu’il a marqué chacun de ses lecteurs au fer rouge. Les quelques éléments soulevés ici aident à comprendre pourquoi. Au-delà des qualités d’écriture certaines de Fritz Zorn et de l’originalité de son regard, cette oeuvre demeure un des témoignages littéraires les plus percutants sur le cancer, et plus largement sur l’être humain face à la maladie. Là où Walter White, anti-héros de la série Breaking Bad, parvient à guérir de son cancer en devenant lui-même nuisible et dangereux, en embrassant sa part diabolique, finalement, Fritz Angst, bourgeois zurichois malade de son conditionnement intellectuel, finira par y succomber à l’âge de trente-deux ans. « Sous le nom de bonheur, je me figure un état qui consiste en ce que le fait d’exister ne constitue en aucune manière un tourment pour l’homme, qu’on aime bien vivre et même que la vie vous apporte du plaisir », écrivait-il juste avant de succomber. Dans notre société capitaliste anxiogène où « tout est permis mais rien n’est possible » selon l’adage, et où les morts du cancer se comptent par milliers, peut-être y-aurait-il des prolongements possibles à cette œuvre courageuse.

2019-01-26T12:07:41+01:00

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